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Sylvie Lindeperg
E mail : sylvie.lindeperg@univ-paris1.fr
Adresse :
Paris1 Panthéon-Sorbonne
Institut national d’histoire de l’art
2 rue Vivienne
75002 Paris

Pourquoi m’être intéressée aux liens entre le cinéma et l’histoire? Pourquoi avoir choisi la Seconde Guerre mondiale comme terrain d’élection? Ces deux questions me sont souvent posées, m’invitant à l’exercice d’ego-histoire formalisé par Pierre Nora. Mais l’aveu du lien intime qu’un chercheur entretient avec son sujet peut réveiller la vie-oeuvre qui sommeille, toute armée, sous le genre de l’autobiographie intellectuelle ; la fantaisie de Gertrude Stein nous rappelle que la seule autobiographie qui vaille est celle de l’autre.

Ma réponse décevra donc les attentes. Elle ne doit presque rien à une histoire familiale où le poids traumatique de la guerre pèserait de génération en génération. Lindeperg n’est pas Lindenberg…. Comprenne qui voudra.

C’est un dispositif de vision qui déclencha mon intérêt croisé pour les images et pour l’époque des « années noires ». Il prit corps dans la cuisine de mes grands-parents maternels, par la rencontre fortuite d’une photographie d’identité et d’un poste de télévision sur un buffet en formica.

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Chez les parents de ma mère, dans les années 1970, aucune soirée ne se concevait sans une veillée télévisée. Le souvenir de ces communions devant le « poste » familial est indissolublement lié à celui des Dossiers de l’écran, l’émission canonique de l’ORTF moquée tendrement par Jean-Marie Poiré dans Papy fait de la Résistance. Je partage avec le réalisateur le souvenir d’un cérémonial immuablement reconduit sur le plateau d’Armand Jammot. Le débat s’ouvrait sur les protestations des témoins et des historiens contre les trahisons du grand et du petit écran ; ce rite accompli, chacun abandonnait le film sans remord pour se livrer à d’autres joutes. La Seconde Guerre mondiale fit les beaux jours de l’émission. Tout à la fois symptôme et vecteur du grand roman national, Les Dossiers de l’écran éclairent sur un temps long les scansions propres à l’imaginaire et à la mémoire collective des « années noires ». Geste héroïque de la Résistance et destin des prisonniers de guerre, Occupation et Collaboration, Déportation et Génocide des Juifs, d’année en année, de thème en thème, l’enfant fit son miel de ce lent dévoilement.

Mais la rémanence d’une époque sur l’étrange lucarne ne suffit pas à expliquer le choix d’en étudier les images. Il faut y ajouter le système d’échanges entre la télévision et la photographie du cousin Robert qui ne quitta jamais le buffet familial. Prise en 1943 à Weimar, ce cliché d’identité fut envoyé à Raymonde, ma future grand-mère, par son cousin germain parti au STO. Au printemps 1945, elle la plaça entre deux feuilles de verre maintenues par un socle de bois ; au dos du portrait, Raymonde glissa l’annonce de la mort de Robert, découpée dans un journal local.

C’est le rapport entre ces quelques lignes, le visage du mort et les Dossiers de l’écran qui agença une configuration du visible à laquelle je raccordai ma généalogie. Vision, lecture et projection en furent les opérations imbriquées.

Si nous nous accordions ma grand-mère et moi sur la belle allure du jeune homme fixé par cet ultime cliché, sa photographie s’adressait au regard de la cousine aimante quand elle s’offrait à ma simple vision.

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Par la grâce du regard de Raymonde, l’image de Robert s’inscrivait dans une économie de l’absence (Marie-José Mondzain) ; je la soumettai à une loquacité sans trêve, support de mes projections fictionnelles, nourrie des parasitages de la télévision voisine. Ainsi Robert, figé en son portrait, endossa-t-il de bon gré les rôles successifs que je lui fis jouer : héros de la Résistance, prisonnier en cavale, Juif persécuté.

Exilée du buffet depuis la mort de ma chère grand-mère, extraite de son linceul de verre, sa photographie est posée sur ma table. Si je tente d’y poser encore le regard, avertie de la puissance des simulacres et des rites idolâtres de l’enfance, je ne fais que me perdre dans le grain de l’image. J’aperçois le point lumineux d’un flash qui se reflète dans les yeux du jeune homme ; je découvre sous mes doigts le renflement léger d’une inscription gravée portant le nom de Weimar. L’entrefilet qui fit autrefois parler la photographie a perdu ses mots dans les bords effrangés du papier ; ceux qui survivent forment une trame à laquelle je prête une signification nouvelle : « travail obligatoire/Gestapo/camp/cellule/tortionnaires ».

Dans cette prose datée se retrouvent les marqueurs rhétoriques d’une époque : ces lignes censées évoquer le destin de Robert signent avant tout l’ignorance et les confusions des Français de la Libération sur le sort des « absents ».

Pourquoi m’être intéressée aux liens entre le cinéma et l’histoire? Pourquoi avoir choisi la Seconde Guerre mondiale comme terrain d’élection? Ces deux questions me sont souvent posées, m’invitant à l’exercice d’ego-histoire formalisé par Pierre Nora. Mais l’aveu du lien intime qu’un chercheur entretient avec son sujet peut réveiller la vie-oeuvre qui sommeille, toute armée, sous le genre de l’autobiographie intellectuelle ; la fantaisie de Gertrude Stein nous rappelle que la seule autobiographie qui vaille est celle de l’autre.

Sylvie Lindeperg, extrait du mémoire d’habilitation « Le cinéma à l’épreuve de l’Histoire », université Paris3 Sorbonne-nouvelle, novembre 2003.

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